La Belgique traque un couple d’espions russes

Le parquet fédéral mène actuellement une enquête préalable autour de deux officiers de renseignement russes qui ont clandestinement acquis la nationalité belge en bénéficiant de l’aide de consuls.

Une fois marié en Belgique et ses papiers belges en poche, le couple d’espions russes a déménagé en Italie, où il a pu se livrer à ses activités de renseignement. Ces informations, glanées par MO* auprès de sources bien informées, ont été confirmées par le parquet fédéral. Pour l’heure, le couple concerné, M.E et I.R., détient toujours la nationalité belge.

© The Americans

 

Quand la réalité dépasse la fiction

L’enquête pour usage de faux, utilisation de faux passeports et corruption a été ouverte en 2012 suite à une information fournie par la Sûreté de l’Etat qui, au cours des années précédentes, est parvenue à reconstituer les faits et gestes du couple d’espions russes.

Cette histoire ressemble à s’y méprendre au script de The Americans, la célèbre série d’espionnage mettant en scène un couple d’agents de renseignement russes installé dans une banlieue de Washington lors des années quatre-vingts : Elizabeth et Philip Jennings, aux côtés de leurs deux enfants, se font passer pour une famille américaine modèle qui travaille dans une agence de voyages, une couverture idéale pour masquer leurs activités clandestines en tant qu’« illégaux » russes. A une seule différence près : les aventures du couple d’espions M.E. et I.R. ne relèvent pas d’une fiction hollywoodienne mais bien de la réalité.

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Des agents ultrasecrets

Les services secrets de renseignement actifs sur le sol belge usent généralement de couvertures classiques pour exercer leurs activités d’espionnage. Ainsi, leurs officiers de renseignement se mettent tantôt dans la peau de diplomates, lobbyistes ou journalistes, tantôt dans celle d’agents de voyages ou d’étudiants d’un programme d’échange. Le hic c’est qu’ils attirent immédiatement l’attention des services de contre-espionage à Bruxelles – la Sûreté de l’Etat, le service de renseignement militaire SGRS, le Nato Office of Security, l’Allied Command Counter Intelligence de l’OTAN ainsi que les services de renseignement du Conseil européen, de la Commission et du Service européen pour l’action extérieure (SEAE). 

Les espions du type « illégaux » vivent sous une identité fabriquée de toutes pièces.

Raison pour laquelle les services secrets russes ont recours depuis des décennies à une catégorie ultrasecrète en matière de renseignements, les agents dits «illégaux ». Ceux-ci vivent sous une identité fabriquée de toutes pièces - ce qui rend leur filature particulièrement ardue - et peuvent ainsi, des années durant, accomplir incognito toutes sortes de tâches servant les intérêts de Moscou.

Concrètement, un « illégal » est un collaborateur travaillant à temps plein pour un service de renseignement et effectuant, sous le couvert d’une fausse identité mais en jouissant d’une légende civile – il ne relève dès lors pas de la représentation diplomatique officielle -, une mission de longue durée au sein du pays-cible.

Les services des renseignements extérieurs russes Sloezjba Vnesjnej Razvedki (SVR, « Service de Sécurité Etrangère », successeur de la Première direction générale du KGB) comprennent la ligne N, spécialisée dans l’élaboration des couvertures et légendes à l’usage de ces espions russes opérant à l’étranger sous une fausse identité.

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Recycler les morts

Les responsables de la ligne N s’étaient déjà mis à compiler les documents destinés au couple M.E. et I.R. dès les années soixante. Le déroulement des opérations comportait deux phases : la première phase (des années soixante au début des années nonante) consistait à rassembler, au sein de différents pays d’Amérique latine et d’Europe, et par l’intermédiaire de fonctionnaires locaux, des faux papiers tels que des actes de mariage et de naissance.

Dans un deuxième temps, au cours des années nonante, ces pièces falsifiées étaient regroupées au sein d’ambassades belges postées à l’étranger afin de fournir les documents d’identité authentiques belges. 

On peut lire sur le passeport de monsieur M.E. qu’il est né à Artigas, au nord de l’Uruguay. 

On peut ainsi lire sur le passeport de monsieur M.E. qu’il est né à Artigas, au nord de l’Uruguay. Son père était soi-disant belge, et sa mère soi-disant anglaise. Pour confectionner l’identité de cette dernière, les services de renseignement russes ont en réalité usurpé celle d’une jeune Anglaise décédée.

Cette méthode, qui consiste à recycler ce qu’on appelle un dead double (« un double décédé ») en vue de créer une légende, est une pratique courante dans le chef des services secrets russes. Pour ce faire, les espions russes ratissent les cimetières à la recherche de « profils recyclables », de préférence des jeunes enfants décédés à un âge où leur parcours de vie ne laisse que peu de traces vérifiables.  

On a ainsi inscrit en Uruguay le nom de M.E. dans le registre des naissances, après que les Russes ont soudoyé un fonctionnaire.

La falsification de l’arbre généalogique de madame I.R. s’est déroulée selon un mode opératoire semblable. A la lecture des documents d’identité belges, on apprend qu’elle est née à Ambato, une ville nichée en plein coeur de l’Equateur. Son père présumé s’avère belge, sa mère présumée équatorienne. Les pièces du puzzle ont été assemblées dans les années soixante sans être destinées à M.E. et I.R. en particulier.

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Complicité en col blanc

Au cours des années 1990 et 1992, le processus de documentation a été finalisé grâce au concours de deux consuls belges, chargés d’insérer les fausses identités au sein du registre de population – des preuves extrêmement solides en attestent.

Les consuls belges agissant pour le compte des Russes étaient censés fermer les yeux.

Le Code de la nationalité belge n’avait manifestement aucun secret pour les services de renseignement russes. Il stipule qu’une personne née à l’étranger, mais dont l’un des parents est belge, peut demander la nationalité belge dès ses dix-huit ans. Selon des sources fiables, cette faille a été exploitée par les Russes qui ont adressé, au nom de M.E., une demande de passeport au consulat belge à Rome (Italie). Quant au passeport de madame I.R., il a fait l’objet d’une demande similaire au consulat belge installé à Casablanca (Maroc).

Les consuls belges agissant pour le compte des Russes lors de la dernière étape (cruciale) du processus de documentation étaient alors censés fermer les yeux. En principe, il est impératif de se présenter en personne pour effectuer une demande de nouveau passeport et pour venir le chercher. Les Russes ont en fait contourné ce problème en ayant recours à des intermédiaires chargés de la paperasse. Une enquête a d’ailleurs confirmé que le consul de Casablanca (aujourd’hui sénior et résident d’une maison de repos) avait bel et bien été soudoyé par les Russes. Pour sa part, le consul de Rome est entretemps décédé, emportant à jamais dans sa tombe les raisons de sa collaboration avec les services secrets russes.

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Double vie en Belgique

Une fois les passeports belges délivrés au début des années nonante à Rome et Casablanca, M.E. et I.R. ont pu s’employer à parfaire leur légende de « citoyens belges ». D’autant plus que leurs traits de visage ne trahissaient pas la moindre origine slave.

Les deux Russes munis d’une fausse identité se sont finalement mariés à Ixelles en automne 2000.

L’homme et la femme ont alors mené une double vie séparément. On sait par exemple qu’I.R. a séjourné plusieurs années en Belgique et exercé un métier pendant un certain temps.

Les deux Russes munis d’une fausse identité se sont finalement mariés à Ixelles en automne 2000. Lors de la cérémonie, un couple d’amis belge a fait office de témoin, mais savait-il dans quoi il mettait les pieds ? La collaboration discrète entre différents services de sécurité et de renseignements intérieurs (et étrangers) n’a pas révélé  d’informations accablantes à l’égard de ces témoins. Ils n’entretiennent apparemment aucun lien avec les services de renseignement russes.

Le couple M.E. et I.R. louait un appartement en Belgique avant de déménager en Italie, où il s’est livré à ses activités de renseignement. Ils revenaient de temps à autre en Belgique pour renouveler leurs papiers d’identité.

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Enfants prodiges

Qu’ont bien pu manigancer M.E. et I.R. en Italie ? La justice italienne planche en ce moment sur la question et peut s’appuyer sur toutes les connaissances accumulées, au fil des affaires du même genre, sur les activités clandestines menées par les « illégaux » russes à l’étranger.

Une particularité des légendes d’« illégaux » est qu’ils s’infiltrent dans le pays-cible en passant par un pays tiers au minimum.

En 2011, la justice allemande a ainsi arrêté le couple Andreas et Heidrun Anschlag, des 
« illégaux » russes qui voyageaient munis de faux passeports autrichiens et soi-disant originaires d’Argentine et du Pérou – à nouveau des pays latino-américains. Ils ont finalement écopé d’une condamnation pour espionnage à l’encontre de l’UE et de l’OTAN.

« Encore de nos jours, les experts des renseignements considèrent les activités des « illégaux » comme la discipline maîtresse d’un service secret », indique le verdict rendu dans cette affaire.
« En Russie, les « illégaux » sont assimilés à des « enfants prodiges » étant donné qu’ils sont triés sur le volet et reçoivent une formation très pointue. Et pour cause, ils sont amenés à endosser des années durant une fausse identité. Pour constituer une légende cohérente, censée être vérifiable sur l’espace de plusieurs générations, il faut en effet redoubler d’efforts : impossible de faire autrement pour obtenir et solliciter, entre autres, actes de naissance, témoins, permis de conduire et permis de travail.

Une particularité des légendes d’« illégaux » est qu’ils s’infiltrent dans le pays-cible en passant par un pays tiers au minimum. Si l’« illégal » est doté d’une identité frauduleuse, il bénéficie cependant de documents officiels authentiques.

« Les efforts investis dans la légende reflètent souvent le niveau élevé de formation des
« illégaux ». Ces derniers sont généralement sélectionnés dès le plus jeune âge, parfois même au cours de leurs études. Avant de rejoindre le pays-cible, une formation d’environ trois à sept ans leur est dispensée, au cours de laquelle l’agent apprend à communiquer et à se comporter efficacement, acquiert des connaissances linguistiques et étudie le pays-cible. »

« Loyaux, fiables et patriotes »

On apprend également, à la lumière du verdict concernant l’affaire Anschlag, que le travail effectué par les « illégaux » ne vise pas tant à engranger des succès rapides qu’à mener des missions de longue haleine. En outre, les  « illégaux » sont réputés pour leur loyauté, leur fiabilité et leur sens de la patrie. « En s’appuyant sur leur légende et en dissimulant leur origine et  leur identité véritables, ils peuvent (sans éveiller les soupçons du contre-espionnage) aisément accéder aux informations ciblées. Pour mener à bien leurs missions, ils ne se privent donc pas de bafouer régulièrement les droits souverains du pays-cible. »

 « Dans l’optique de compromettre le moins possible ces agents « illégaux » (dont l’infiltration a mobilisé d’immenses moyens), leur tâche principale ne consiste pas à rassembler eux-mêmes des informations classifiées au sein du pays-cible. Leur  priorité est plutôt de guider les sources précieuses ou particulièrement sensibles qui ont, elles, accès aux informations. Les « illégaux » peuvent par ailleurs rencontrer ces sources sans courir le risque d’être épié. En marge de leur rôle sur le terrain, ils peuvent également participer au recrutement des informateurs, en désignant par exemple les personnes jugées utiles pour glaner des informations dignes d’intérêt, ou en fournissant des informations générales relatives à l’environnement de travail. »  

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Mariés et parents

L’enquête préalable menée par le parquet fédéral se concentre sur le couple russe, le consul de Casablanca et les personnes impliquées à l’époque dans la corruption des consuls.

« La décision de poursuivre telle ou telle personne sera prise à la fin de l’enquête », déclare le porte-parole du parquet fédéral Jean Thoreau. « Pour le moment, l’affaire n’a pas encore été confiée à un juge d’instruction car l’enquête préalable est entièrement du ressort du parquet fédéral. Nous avons entretemps adressé des commissions rogatoires en Italie, Grande-Bretagne et Uruguay. »

Certains faits remontant à 1990-1992, le problème de la prescription se pose.

Certains faits remontant à 1990-1992, le problème de la prescription se pose. Les papiers belges obtenus clandestinement ont toutefois encore servi il y a quelques années à peine.

Le volet pénal mis à part, l’affaire devra également être réglée sur le plan administratif. En effet, il convient de rayer les noms M.E. et I.R. du registre de la population belge. Un autre problème à cet égard concerne le statut des enfants issus de l’union du couple russe puisque ceux-ci ne peuvent pas être déchus de leur nationalité.

Une nébuleuse plane autour de l’actuel lieu de résidence de la famille. Apparemment, ils ont fui en Italie au moment où des réseaux d’illégaux russes étaient démasqués ailleurs dans le monde.

Un autre consul belge impliqué

Au cours des prochaines semaines, le parquet fédéral se penchera encore sur une affaire d’espionnage impliquant un consul belge. En octobre 2012, MO* révélait que les Affaires étrangères avaient rapatrié un consul de Copenhague soupçonné d’espionnage. Le consul O.G., originaire de Bruges, avait alors été suspendu « dans l’intérêt du service » au motif qu’il avait entretenu durant 25 ans des contacts avec les services secrets russes du KGB et du SVR. Il reste encore à déterminer si O.G. s’est rendu passible de poursuites pénales.

L’enquête pénale dirigée par le juge d’instruction brugeois Pottiez a déjà par ailleurs été notifiée au parquet fédéral depuis plusieurs mois. Celui-ci examinera le dossier au cours des prochaines semaines.

Fait notable, un lien relie les deux affaires évoquées, l’affaire O.G. et celle du couple d’espions russes. En effet, l’une des personnes de contact russes du consul O.G. s’avère être un certain Valery. Or ce même homme était justement l’officier traitant du consul de Casablanca, qui, une fois retraité, a continué à maintenir des relations avec les Russes.

Traduit du néerlandais pas Julien-Paul Remy

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