La grande guerre sectaire

Comment les shiites et sunnites se font monter les uns contre les autres

Le printemps arabe a-t-il fait remonter à la surface un conflit vieux de plusieurs siècles ? Les tensions sunnites-chiites sont-elles le visage d’une contre-révolution visant à mettre fin au printemps arabe ? Ou la Grande guerre sectaire est-elle une stratégie globale cherchant à remodeler le Moyen-Orient ?

  • Gie Goris Gie Goris

Dans le village de Zawyet Abu Msallem, pas si loin du Caire, une foule furieuse a lynché, le 23 juin, le religieux Hassan Shehata ainsi que trois autres hommes. Au départ, seuls les salafistes du parti Nour menaient une campagne de haine contre les chiites. Les choses se sont toutefois envenimées lorsque la milice chiite du Hezbollah libanais s’est lancée dans la guerre en Syrie aux côtés du gouvernement Al-Assad et a lourdement participé aux combats autour de la petite ville d’Al-Quseir. Le théologien de renom et président de l’Union des érudits musulmans Yusuf Al-Qaradawi a déclaré sur Aljazeera qu’on ne pouvait pas faire confiance aux chiites et que les sunnites devaient se battre contre le régime en Syrie.

Une semaine plus tard, un autre cheikh et prédicateur connu, le Saoudien Mohamed Al-Areefe, a appelé au jihad en Syrie car « là-bas, les sunnites se font massacrer par les chiites [ et] la guerre en Syrie et une guerre contre le diable ». Le discours d’Al-Areefe a été retransmis en direct à la télévision égyptienne. Le lendemain, une conférence des érudits musulmans fut tenue au Caire en ‘soutien au peuple syrien’.

L’invasion en Iraq

Le fait que la rhétorique de guerre sectaire (le mot sectaire fait référence à la division entre sunnites et chiites) atteigne un pays comme l’Egypte, où vit seulement une minorité de chiites, démontre que cette problématique est en train de s’étendre. Les propos des cheikhs ont provoqué une vague de critiques en Egypte, notamment sur le réseau social Twitter.

Certains activistes ont taxé Al-Qaradawi et Al-Areefe d’être des « cheikhs de l’OTAN ». L’avocat et militant des droits de l’homme Malek Adly a déclaré que les masques des « marionnettes de l’OTAN » étaient enfin tombés. « Laissez venir, laissez voir aux musulmans ce que valent leurs cheikhs » a-t-il écrit sur Twitter le jour où Al-Areefe a fait ses déclarations. De nombreux militants tenaient le président déchu Morsi pour responsable de cette situation.

Cette résistance reste sous le radar des médias internationaux, tandis que les attaques verbales et les attentats physiques confirment l’idée que ce qui se trame aujourd’hui au Moyen-Orient relève de la renaissance d’un conflit vieux de plusieurs siècles entre sunnites et chiites et que ce conflit sera déterminant pour le futur de toute la région arabe.

Une étude récente du Centre Saban de sciences politiques moyen-orientales, une branche de l’influent think tank américain Brookings Institute, révèle que la division entre chiites et sunnites devient géopolitiquement plus importante que la confrontation de l’islam avec l’Occident, voire que l’occupation des territoires palestiniens. « Face au nombre de crises internes croissant, écrit la chercheuse Geneive Abdo, la lutte contre Israël est de moins en moins une priorité ». C’est pourquoi elle conseille aux responsables politiques américains de tenir compte désormais de l’élément sectaire dans leur approche de la région s’ils veulent sauvegarder les intérêts des Etats-Unis.

Abdo attire l’attention des décisionnaires américains sur une dynamique lancée depuis quelques temps déjà. La plupart des auteurs occidentaux partent du principe que Washington aurait « découvert » l’existence de ces tensions centenaires entre les deux courants principaux de la communauté islamique lors de l’invasion en Iraq (2003). D’autres déclarent, au contraire, que l’intervention américaine aurait contribué à transformer les contradictions préexistentes en Iraq en un langage sectaire.

Saddam Hussein était, dans la vision des néoconservateurs, un dictateur qui opprimait surtout les Kurdes et la majorité chiite, tandis qu’il protégeait sa propre minorité sunnite. La démocratie que les Américains ont imposé est dès lors une démocratie sectaire qui, au lieu de promouvoir la citoyenneté, n’a fait qu’augmenter la haine et la méfiance.

Des mariages intercommunautaires n’étaient pas rares avant l’invasion et, dans de nombreuses villes, les sunnites et chiites habitaient les mêmes quartiers. Dix ans après l’invasion, l’Iraq est constamment le théâtre d’attentats sectaires qui tuent chaque fois des dizaines de personnes. La minorité chrétienne, qui depuis des siècles fait partie de la société irakienne, a dû quitter le pays. L’Iraq n’est pas encore divisée seulement sur le papier, partagée entre Kurdes (ayant un Etat pratiquement indépendant), chiites (qui ont saisi le pouvoir politique) et sunnites (qui menacent de créer leur propre Etat si leurs griefs ne sont pas entendus).

Des mini-Etats

Un texte souvent cité par les auteurs essayant de comprendre les conflits actuels et qui n’est certainement pas inconnu des cercles de décision occidentaux, est l’analyse politique qu’a faite Oded Yinon en 1982. Yinon travaillait au Ministère israélien des Affaires étrangères. Il prévoyait que la désintégration du Liban en cinq régions serait un précédent pour tout le monde arabe. « L’Iraq peut être divisé selon des lignes régionales et sectaires, tout comme la Syrie pendant l’Empire Ottoman. En Iraq, trois Etats vont naître autour des trois villes principales, Bagdad, Mosul et Basra ».

« Une vision terrifiante du futur du Moyen-Orient est en train de se réaliser », écrit l’auteur et journaliste Murtaza Hussain dans un article qui a été publié sur le site web d’Aljazeera en mai. Pour qui ne suit que les médias occidentaux, cela peut avoir l’air d’un fantasme, d’une théorie de conspiration sans queue ni tête. Dans le monde arabe lui-même, cette manière de penser reçoit une large crédibilité.

En 2006, le chercheur indépendant Mahdi Darius Nazemroaya du think tank canadien Center for Research on Globalisation, analysait le concept d’un nouveau Moyen-Orient que Condoleezza Rice, alors ministre des Affaires étrangères américain annonçait depuis Tel Aviv. Selon Nazemroaya, ce nouveau Moyen-Orient ne serait rien d’autre que la création d’un rayon d’instabilité et de « chaos constructif » dans toute la région, du Liban à la frontière afghane.

Nazemroaya fait également référence à une carte de ce nouveau Moyen-Orient, telle qu’imaginée par le général américain à la retraite Ralph Peters. Celui-ci divisait la région en mini-Etats sur la base de critères ethniques, religieux et sectaires. L’attisement des conflits entre les différents groupes ethniques, culturels et religieux est mené de façon préméditée et systématique et fait partie d’une stratégie qui sert à défendre les intérêts des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et d’Israël.

Effet boule de neige

Si le conflit ouvert entre chiites et sunnites est utilisé par des pouvoirs régionaux ou mondiaux, c’est bien parce que les réalités locales préexistantes ou créées [par des aléas externes] rendent cette instrumentalisation possible. Le sectarisme semble être, sur le terrain, un moyen efficace pour détourner [l’opinion public des idées apportées par] le Printemps arabe tel qu’il avait été déclenché par les révoltés. Le discours sectaire est utilisé par les détenteurs du pouvoir pour faire taire les manifestations ou pour légitimer leur accaparement du pouvoir.

Au Bahreïn, le régime a qualifié la révolte pour la démocratie de révolte menée par une minorité opprimée fondée sur ses convictions religieuses. Ce discours transforme les citoyens qui exigent la justice et la dignité en traîtres potentiels à la patrie qui seraient plus loyaux aux religieux chiites iraniens qu’à leur propre pays. Ceux qui analysent la réalité à travers des lunettes sectaires prétendent, à propos de la Syrie, que la population, où les sunnites sont majoritaires, s’est révoltée parce que le régime est aux mains des alawites, une minorité chiite.

La rhétorique sectaire a un effet boule de neige et conduit à des violences meurtrières. L’attisement des conflits sectaires est la manière la plus facile de créer du chaos. Dans un conflit international complexe, tel que celui en Syrie (« proxy war » dans le jargon), les identités polarisées peuvent de plus servir de chair à canon pour les parties belligérantes. Le fait que deux cheikhs particulièrement médiatisés se mêlent désormais de politique et jouent la corde du sectarisme ne semble dès lors pas être une coïncidence. Leurs appels ont résonné au moment où l’on s’apprêtait au rassemblement des « Amis de la Syrie » à Doha (Qatar). Les USA, la Grande-Bretagne et la France sont apparus prêts à livrer des armes à l’opposition syrienne pour rétablir l’équilibre militaire en Syrie.

L’infortuné Hassan Shehata, qui fut lynché dans le village de Zawyet Abu Msallem, n’est qu’un dommage collatéral dans ces grandes considérations stratégiques. Pour autant qu’il y ait de l’attention pour le sort des citoyens subissant des actes de tortures tels que des coups de fouet.

Schéma de conflit

Les différends sectaires entre sunnites et chiites ont leur source lointaine dans les discussions quant à la succession du prophète Mohammed. Même à cette époque, il ne s’agissait donc pas tant d’un conflit théologique que d’une lutte pour le pouvoir.

Les défenseurs d’une succession dynastique du prophète, les partisans d’Ali, le neveu et beau-fils de Mohammed, ont donné naissance à la branche chiite moderne. Les partisans d’un successeur qui aurait été choisi par un conseil de fidèles, la solution la plus démocratique, ont eux fait naître la branche sunnite.

Ces différends historiques ont soudainement rejailli dans l’actualité et ont été politisés après la Révolution iranienne de 1979, qui fut ressentie par les élites dirigeantes d’Arabie saoudite et des autres pays du Golfe comme une menace. On suspectait l’Iran de vouloir exporter la révolution pour pouvoir contrôler toute la région du Golfe. L’élément sectaire devenait un argument de propagande et de mobilisation dans la guerre entre l’Iran et l’Iraq (1980-1988). Mais ce n’est que depuis l’invasion américaine en Iraq que les décideurs occidentaux se servent de ce schéma de conflit pour expliquer la violence dans la région.

La « faux chiite » est une image menaçante régulièrement évoquée par l’Occident et ses alliés dans la péninsule arabe. La sphère d’influence chiite est alors esquissée avec l’Iran en son centre, ses nouveaux alliés de Bagdad et ses anciens partenaires à Damas (Syrie) avec des branches au Liban (entre autres là où règne la Hezbollah). L’on « oublie » alors que l’alliance entre la Syrie et l’Iran est plus ancienne que le discours sectaire ne veut faire croire.

Déjà  pendant la Guerre froide, le monde arabe était divisé en deux blocs qui n’avaient rien à voir avec le sunnisme ou le chiisme. L’Iran et la Syrie mais aussi l’Algérie et la Libye, pourtant deux pays sunnites, appartenaient au bloc progressiste ou « bloc de la résistance ». Cette alliance était (et est toujours) basée sur des choix politiques. La Libye est depuis sortie de cette alliance, tandis que l’Algérie essaie de rester fidèle à ses anciens alliés. C’est une des raisons pour lesquelles Alger était opposé à l’exclusion du gouvernement Al-Assad de la Ligue arabe.

Les exigences du Printemps arabe

« Historiquement, le monde arabe était un carrefour où les gens de cultures et groupes ethniques différents se rencontraient. C’est pourquoi la rencontre et le mélange sont des éléments encore présents aujourd’hui, même si c’est sous forme d’appel ou de  provocation », confiait le curateur d’art nigérian Okwui Enwezor dans une interview avec MO*. En interne, il y a de nombreuses forces qui rejettent ce mélange, et le monde alentour ne voit pas ou ne reconnaît pas la très grande diversité ethnique, culturelle et religieuse du monde arabe, et préfère se focaliser sur la division, réelle ou supposée, dessinée par les différences sectaires.

L’idée d’Etats arabes plus petits et plus homogènes, lancée par les think tanks anglo-saxons, va à l’encontre du nationalisme de la plupart des peuples arabes. Ceux-ci pensent en effet que les frontières actuelles sont artificielles mais ne sont absolument pas demandeurs d’une redéfinition des frontières et d’une augmentation des divisions. En Egypte, le développement de la rhétorique sectaire par rapport aux chiites a été stoppé, ou pour le moins atténué, depuis la déposition de Morsi. En conséquences, les figures proéminentes des médias se sont tournées contre les Syriens et les Palestiniens accusés de soutenir les Frères musulmans.

La division dans le monde arabe a plus à voir avec les classes sociales qu’avec des motifs ethniques ou religieux. La solution est dès lors aussi à trouver dans un système politique démocratique et dans le respect des droits de l’homme. Ce n’est pas un hasard si ces exigences sont précisément au centre des révoltes du Printemps arabe.

Maak MO* mee mogelijk.

Word proMO* net als 2781   andere lezers en maak MO* mee mogelijk. Zo blijven al onze verhalen gratis online beschikbaar voor iédereen.

Ik word proMO*    Ik doe liever een gift

Met de steun van

 2781  

Onze leden

11.11.1111.11.11 Search <em>for</em> Common GroundSearch for Common Ground Broederlijk delenBroederlijk Delen Rikolto (Vredeseilanden)Rikolto ZebrastraatZebrastraat Fair Trade BelgiumFairtrade Belgium 
MemisaMemisa Plan BelgiePlan WSM (Wereldsolidariteit)WSM Oxfam BelgiëOxfam België  Handicap InternationalHandicap International Artsen Zonder VakantieArtsen Zonder Vakantie FosFOS
 UnicefUnicef  Dokters van de WereldDokters van de wereld Caritas VlaanderenCaritas Vlaanderen

© Wereldmediahuis vzw — 2024.

De Vlaamse overheid is niet verantwoordelijk voor de inhoud van deze website.