L'islam modéré du Sénégal comme barrage contre l'extrémisme religieux

‘Notre version de l'Islam nous protège des excès de violence’

© Reuters / Joe Penney

Une peinture murale d’Amadou Bamba, l’un des leaders historiques de la communauté mouride du Sénégal.

Le journaliste de MO* Kris Berwouts a visité le Sénégal dans une tentative de comprendre l’histoire religieuse unique du pays. D’un côté, il a vu un islam modéré, principalement influencé par le soufisme, de l’autre la menace constante de mouvements ultra-conservateurs.

Le Sénégal est le pays du teranga et de la tolérance. C’est ce qu’il aime à annoncer dans les guides de voyage et les brochures touristiques, et ce n’est pas une exagération. D’ailleurs, c’est une r éalité qu’on peut vivre en voyageant au Sénégal.

Le teranga est l’hospitalité qui vous fait sentir le bienvenu. Cela signifie que les gens vous aident spontanément. Si vous gagnez la confiance de quelqu’un, il vous inclura volontiers dans son cercle d’amis. On noue rapidement des relations cordiales au Sénégal.

Cette tolérance, quant à elle, est liée à l’histoire religieuse particulière du pays. Environ 95 % de la population est musulmane, et la majorité est membre de l’une des quatre confréries soufies sénégalaises.

Le soufisme est la tradition mystique de l’Islam. Il existe dans de nombreuses régions du monde et tend (mais pas partout !) à être ouvert et tolérant!

Le fait que la quasi-totalité du pays soit organisée autour de confréries soufies fait du Sénégal un pays à part dans le monde musulman. Et peut-être même dans le monde entier.

La résistance anti-coloniale

Je suis très ravi de me trouver dans le Studio 432 de Sahad Sarr, à Ouakam, une banlieue agréable de Dakar. Vous trouverez sa musique sur Spotify et YouTube. Il vient de sortir un nouvel album.

En plus d’être musicien, Sahad est également un membre actif de la communauté Baye Fall, qui fait partie de la confrérie des Mourides. Les Baye Fall vivent un certain nombre de traditions et de valeurs soufies avec une intensité extraordinaire. Pensez au dhikr (l’évocation répétée et rythmique des noms sacrés de Dieu), à la poésie et à la méditation. Il en va de même pour la musique.

‘Nous faisons une distinction entre l’essence de la religion et ce qui vient culturellement des Arabes.’

Sahad: ‘Le mouridisme est né de la résistance à la colonisation. Notre fondateur, le grand maître soufi Amadou Bamba, a été exilé au Gabon et en Mauritanie. Nous chérissons une spiritualité sophistiquée, basée sur l’humanisme.’

L’islam prêché par les pays arabes adhère fortement à la charia et aux cinq piliers: la profession de foi, la prière, la charité, le jeûne et le pèlerinage à la Mecque.

Selon Sahad, ce n’est pas l’essence de l’islam. ‘Pour nous, il manque une dimension importante. Nous vivons l’islam de l’intérieur. Le mysticisme et l’ésotérisme sont importants. Nous essayons d’être généreux et humbles, nous essayons de partager. D’être au service de la communauté.’

Je suis d’ailleurs frappé par le fait que beaucoup de Sénégalais considèrent que “leur” islam est différent de ce que le monde arabe considère comme l’islam “universel”. Je partage ce constat avec Sahad. ‘En fait, les Arabes ont colonisé l’islam’, explique-t-il.

‘Nous faisons une distinction entre l’essence de la religion et ce qui vient culturellement des Arabes. C’est un simple emballage qui n’a rien à voir avec le cœur de la religion. Nous enlevons cet emballage et le rendons sénégalais. Les Arabes étaient souvent considérés comme supérieurs. Ils le pensaient, nous le pensions aussi. L’islam sénégalais a voulu se débarrasser de ça.’

‘Ça a bien marché’, sourit le musicien. ‘Nous avons “tropicalisé” l’islam’.

Carsten ten Brink (CC BY-NC-ND 2.0)

Affiches de personnalités religieuses à Dakar. A gauche: Amadou Bamba, leader de la communauté mouride. Il n’existe qu’une seule photographie de lui où l’écharpe couvre la majeure partie de son visage.

L’influence du wahhabisme

Nous rencontrons Alioune Tine, l’un des principaux penseurs et militants de la société civile sénégalaise. Lui aussi souligne l’importance des confréries. ‘Notre islam soufi est l’idéologie dominante ici. Les confréries ont une grande influence sur la population, elles sont de véritables bastions de pouvoir. Leurs tentacules atteignent profondément la vie économique et politique.’

‘L’influence des wahhabites s’est accrue, surtout depuis les années 80’

Cependant, au cours des dernières décennies, des pressions ont également été exercées par les milieux wahhabites, selon moi. Ce courant conservateur au sein de l’islam, principalement suivi par l’Arabie saoudite et certains États du Golfe, prend pour principes directeurs les vues les plus anciennes de l’islam. Il a été introduit ici par des Sénégalais revenus du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.

L’influence des wahhabites s’est accrue, surtout depuis les années 80, reconnaît Tine: ‘Pour eux, l’islam sénégalais n’est pas l’islam, mais une aberration’.

‘Ces dernières années, ils réagissent beaucoup plus vite qu’avant et font un usage intensif des réseaux sociaux. On entend constamment des choses qu’on n’entendait pas auparavant. Ils sont prompts à trouver les, choses blasphématoires. Ils parlent aussi remarquablement souvent de l’habillement, surtout des femmes.’

Sahad Sarr s’était déjà inquiété ce matin de la pression wahhabite: ‘Tout ce climat de haine contre l’homosexualité est surtout affiché par eux. C’est un islam très négatif.’

Pourtant, nous devons faire une observation importante à cet égard. Ce n’est pas qu’il y a un islam sénégalais tolérant et ouvert d’un côté et un islam conservateur importé de l’autre. Les confréries de l’Islam soufi sont elles-même également sous pression et ont vu émerger leur propre aile conservatrice.

La pression de l’intérieur

Dans une cour fleurie, derrière le cimetière musulman de Yoff à Dakar, je m’entretiens avec Mame Makhtar Gueye. M. Gueye est le porte-parole du groupe de pression islamique Jamra. Gueye et Jamra se placent dans la tradition de l’islam sénégalais, mais défendent très explicitement un programme conservateur.

‘Notre version de l’islam nous a protégés des excès que nous voyons aussi dans les pays voisins: le fondamentalisme, l’extrémisme, la violence. Nous rejetons cela. Les Sénégalais sont très tolérants vis-à-vis de la diversité de la communauté musulmane d’ici. Nous nous rendons mutuellement visite, nous célébrons les fêtes des uns et des autres. C’est une harmonie parfaite’.

‘Les femmes sont peu protégées ici. Il y a d’innombrables reportages sur les meurtres, les disparitions, etc.’

Les personnes d’autres confessions sont également les bienvenues, affirme Gueye. ‘À Pâques, la minorité catholique nous invite et partage son repas. À la fin du Ramadan, nous faisons de même. Nous leur accordons un respect total. Il y a même des mariages mixtes. Nous avons aussi les meilleures relations avec les animistes.’

‘Attention, si nous voyons des aberrations quelque part, des choses qui nous semblent menacer la société, nous les condamnons. Une préoccupation importante est la négligence des écoles coraniques. L’éducation est bien organisée dans ce pays, mais les écoles coraniques sont marginalisées.’

Cela semble bien. Pourtant, tout le monde n’est pas convaincu des intentions affables de Jamra. ‘Le groupe a un programme très conservateur. Pour leurs militants, notre combat féministe est en contradiction avec l’islam’, déclare Aya Diaw, l’une des militantes des droits des femmes les plus franches du pays.

Mme Diaw sait de quoi elle parle. Par le passé, elle et quelques autres activistes ont fait campagne contre une série de viols subis par des étudiants coraniques aux mains de leurs professeurs. ‘On nous a particulièrement blâmés pour cela. Ensuite, ils cherchent des éléments de notre vie privée pour nous noircir. Et s’ils ne les trouvent pas, ils les inventent’.

La violence sexuelle est un problème majeur au Sénégal. Les viols, l’exploitation sexuelle et les abus sexuels sur les élèves sont monnaie courante dans l’enseignement sénégalais. Human Rights Watch souligne que les filles doivent souvent faire face à des violences sexuelles et sexistes. Beaucoup de ces cas ne sont pas signalés et les auteurs sont rarement tenus responsables.

L’année dernière, une campagne de haine contre la communauté LGBTQ+ s’est transformée en une véritable campagne de diffamation. Pour cette raison, de nombreuses personnes lesbiennes, gay et bisexuelles tentent de quitter le pays. Jamra est également impliqué dans cette polarisation. Par exemple, le groupe est à l’origine d’un projet de loi visant à rendre plus sévères les sanctions légales existantes à l’encontre des personnes LGBTQ+.

Deux visages: moderne et ultraconservateur

Pour mieux comprendre le champ de tension entre le Sénégal progressiste et le Sénégal conservateur, je me suis entretenue avec la philosophe canadienne Delphine Abadie, qui a enseigné à l’UCAD (Université Cheikh Anta Diop).

‘Les femmes sont peu protégées ici. Il y a d’innombrables reportages sur les meurtres, les disparitions, etc. Le Sénégal aime se vanter de sa tradition de teranga, de tolérance et de la qualité de sa vie intellectuelle et culturelle. Mais le pays a un courant sous-jacent de tendances conservatrices — y compris religieuses — qui veulent s’infiltrer dans les esprits. Si vous y restez un moment, vous remarquerez par vous-même les forces anti-occidentales qui semblent engloutir le pays.’

Selon Mme Abadie, le Sénégal a deux visages: ‘L’un est tourné vers sa propre modernité, l’autre est déchiré par des mouvements ultra-conservateurs, dont certains sont liés au djihadisme des pays voisins. Il ne faut pas oublier l’immense majorité qui vit en dehors de la bulle vibrante du Dakar intellectuel et artistique.’

Erica Kowal (CC BY-SA 2.0)

Dirigeants des Mourides, une communauté soufie. Sur la photo de droite, Amadou Bamba, ‘le grand maître soufi qui a été exilé au Gabon et en Mauritanie’.

Le djihadisme ?

Le grand mot est lâché. Tous mes interlocuteurs reconnaissent la pression conservatrice sur l’islam sénégalais. Tant par les Sénégalais qui, avec le soutien de l’Arabie saoudite (entre autres) propagent un islam orthodoxe, que par des groupes comme Jamra, qui font partie de l’islam sénégalais, avec ses confréries soufies, et veillent sur les traditions qui leur tiennent à cœur.

Mais quel est le lien avec l’islam extrémiste et violent qui, compte tenu de la situation géographique du Sénégal, est très proche ? Un de mes interlocuteurs en route est allé jusqu’à me dire que si l’un des grands leaders d’une des confréries embrasse cet extrémisme, ses adeptes suivront immédiatement.

Cela n’arrivera pas, disent mes interlocuteurs à l’unisson. ‘Les grands intellectuels dirigent les confréries. Ils sont de véritables bastions du pouvoir et disposent de grandes ressources. Ils ne vont pas prendre les armes’, affirme Alioune Tine. ‘Même les wahhabites orthodoxes les plus radicaux, malgré divers désaccords, font partie de notre islam non-violent.’

Sahad Sarr ne voit pas non plus les confréries faire d’emblée des alliances avec le djihadisme: ‘Ce serait une alliance contre-nature. Nous n’avons pas l’intention de nous laisser faire. Nous nous en tenons à notre islam tolérant’.

Mame Makhtar Gueye, pourtant porte-parole d’un courant t conservateur de l’islam sénégalais, prend également ses distances avec le fondamentalisme extrémiste.

‘Nous rejetons la violence et la haine. La menace des dérives extrémistes est permanente. L’État est vigilant et nous essayons de l’aider. Nous considérons les terroristes des pays voisins comme des réseaux criminels qui tentent de monter leur business mafieux sous un drapeau religieux. Cela n’a rien à voir avec l’Islam.’

Alioune Tine conclut: ‘Les djihadistes suivent leur plan. Ils savent qu’ils ne peuvent pas prendre le contrôle des confréries. Ils s’infiltrent là où l’État est faible, manipulant les frustrations et les conflits. Ils l’ont fait ailleurs et ils veulent le faire ici aussi. Ils le font déjà. Ils savent où nous sommes vulnérables.’

Cet article fait partie d’une série et a été réalisé avec le soutien du Fonds Pascal Decroos pour le journalisme spécial.

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